
Me voilà dans ma loge ; je sais que c’est pour la dernière fois. Je regarde autour de moi, elle me paraît bien simple, aucune fioriture, mais elle est confortable et sa douce pénombre apaise mes angoisses. Une grande mélancolie m’envahit. Ma robe noire aux reflets soyeux et bleutés enlace mon corps dévoilant mes rondeurs élégantes et une musculature irréprochable. Ma chute de reins appelle les caresses des hommes tant elle est harmonieusement galbée. Ma longue chevelure épaisse et bouclée ondule sur mes épaules mettant mon visage étroit aux grands yeux noirs et expressifs en valeur et dévoilant ma gentillesse et sensibilité.
Ce trac qui nous paralyse, nous les artistes avant notre entrée en scène se fait plus discret. Ce soir encore, il n’arrivera pas à m’étouffer ou à me tétaniser, les habitudes et les entraînement sont là, ils me font tenir et avancer.
Mon cœur bat la chamade comme tous les soirs, mais aujourd’hui il frappe à un rythme lourd et oppressant. Je ferme les yeux pour le calmer et mes dernières années me reviennent en mémoires. Elles sont faites de plaisirs intenses, de peurs, de chagrins mais aussi de douleurs.
Oh ! je ne veux pas revenir sur ces moments douloureux, il me faut tourner la page. Envisager ma prochaine vie comme une véritable aubaine. Il me faut oublier les strass et les paillettes, les applaudissements et les cris d’admiration et d’enthousiasme. Un peu de sérénité, de repos, d’autres activités et centres d’intérêt me combleront, certainement. Ils ont tout prévu, je les ai entendus discuter dans les couloirs croyant que je ne les entendais pas.
Mais ce soir, encore une fois, une toute dernière fois je veux vivre dans la lumière. Sans regret, sans aucune réserve, je veux en déguster toute l’euphorie, les acclamations des spectateurs et même leur amour éphémère.
Maria, mon habilleuse entre dans ma loge. Elle s’apprête à me parer pour cette dernière présentation. Je la salue amicalement :
- Tiens Maria… Tu es là… Bonsoir. Toujours là pour moi. Tu me passes ta main compatissante sur mon dos, tu me flattes et m’encourages pour ma dernière. Je te suis reconnaissante pour toutes tes gentillesses et ton soutien. Tu vas me manquer. J’aime poser ma tête sur ton épaule et te montrer toute mon affection, mais ce soir c’est la tristesse et la soif de ta compassion qui motivent ce tendre câlin. Tu seras toujours dans mon cœur, ma Chère Maria.
- Allons, allons, secouons-nous un peu. Il ne faudrait pas nous mettre en retard avec toutes ces démonstrations « fleur bleue ». Viens par-là que je t’habille ma toute belle. Maintenant, baisse la tête que je te coiffe de ce magnifique plumet écarlate de plumes d’autruche. Il est lourd… Je sais… Ton cou souffre, mais tu tiendras encore une fois. Bouge un peu moins, que je puisse te fixer cette époustouflante cape de satin pourpre. Quand tu marcheras, danseras et virevolteras sur la scène elle voltigera derrière toi et te fera une traine digne d’une reine. Tu seras la reine de la soirée. Tes partenaires n’auront pas ton panache avec leur petit plumet d’aigrette blanche et leur cape immaculée…
- Aller, aller, c’est maintenant à toi Bella-Liz, tu vas être annoncée, rugit Antonio le directeur de la troupe. Tu es prête ? Cela va être à toi, relève la tête, regarde devant toi et marche fièrement.
Il me précède dans les couloirs, arrivés derrière les lourds rideaux bleu nuit il me demande d’attendre l’annonce qui ne saurait tarder et me laisse seule. Je ferme à nouveau les yeux pour me concentrer. Les souvenirs que je voulais taire m’envahissent, me font chanceler, je voudrais reculer et m’enfermer dans ma loge quand soudain je sens la poigne solide de Mario me relever la tête. Il me regarde droit dans les yeux, semble comprendre mon désarroi. Il me sourit et me caresse tendrement les joues et le front comme pour effacer toutes les rides qui les marquent. Cicatrices du temps qui passent et des terreurs qui m’affligent.
- T’inquiète ma douce je t’ai trouvé un bon job : ta retraite sera dorée, si tu fais ce que l’on te demande. Sois docile, sois une bonne fille et tout ira bien. On ne sera pas chien avec toi, on t’a trouvé de quoi passer du bon temps au Château du Clos Fleuri. Rappelle-toi, tu y as fait un bref séjour quand tu as donné naissance à Estrella. Demain ce sera au tour de ta fille de briller, toi, tu dois t’effacer.
Mes partenaires de scène sont arrivés derrière moi ; dans leur bel uniforme opalin ils piaffent d’impatience. Ils danseront, me donneront la réplique et sublimeront mon exhibition ; c’est leur rôle, mettre en avant la Reine de la soirée, sa magnificence et ses talents d’artiste.
Alors que la musique douce du début du Boléro de Ravel se fait entendre la voix de Monsieur Loyal, le Chef d’orchestre des numéros clame :
- Mesdames et Messieurs ! Le clou de la soirée ! Notre magnifique troupe menée par la belle, la grande, l’incomparable, je dis bien l’extraordinaire Bella-Liz ! Notre perle ! Faites une ovation, Mesdames et Messieurs à cette merveille ; pour sa dernière présentation ! Eh oui ! Nous vous annonçons cette triste nouvelle : elle nous quitte ce soir après son exhibition pour une retraite bien méritée.
Notre merveilleuse Bella-Liz abandonne les feux de la rampe pour une nouvelle carrière, que nous lui souhaitons radieuse et prolifique.
Notre Bella-Liz va bientôt convoler et nous donner, nous l’espérons, une nombreuse descendance pleine de champions comme elle.
Ce soir nous avons le plaisir de vous présenter la belle, la magnifique frisonne, sa fille Estrella, l’Etoile ! la future perle noire, la meneuse de la troupe : «The fairy horses » !!!
Les notes du Boléro s’enflent et s’affolent, c’est le signal, tant attendu. Nous entrons sur la piste et nous dévoilons aux spectateurs éblouis notre numéro équestre. Aux dernières notes du final époustouflant de cette œuvre musicale ma cape ne fait plus qu’un avec mon corps. Je me dresse sur mes postérieurs, joue de mes antérieurs dans les airs surchauffés avant de m’affaisser en un profond salut pour le public émerveillé et silencieux. Soudain celui-ci se lève et explose en une ovation sans fin, sifflant et déclamant mon nom : « Bella-Liz ! Bella-Liz ».