
Cette nuit-là, le tocsin de Lers, les cris d’Elouan le guetteur et d’Anthèlme le veilleur de nuit alertèrent les villageois de l’imminence du danger :
- Esnèke ! Esnèke ! Dans l’Anse des Dauphins ! Les Normands sont là ! Ils vont débarquer et mettre à sac le village. Fuyez ! Réfugiez-vous à l’Abbaye ! Le château du seigneur Aldabert d’Aldon est trop éloigné … Quelques hommes avec moi pour retarder ces sauvages sur la montée de la grève. Elouan viens avec moi s’époumone ce dernier.
Depuis des années, les côtes et les fleuves du pays subissent les raids de ces bandes meurtrières. Elles répandent l’effroi et sèment derrière elles la mort et la misère en pillant les maigres ressources du peuple et en prenant hommes, femmes et enfants pour esclaves. Ces hordes sauvages osent s’attaquer aux petites places fortes de la contrée, font mains basses sur toutes les richesses des nobliaux et gens de l’église et s’acharnent à détruire tous les symboles de la foi chrétienne.
Rolf se tient debout à l’avant de son langskip à la voile carrée rouge sang, un sombre pressentiment le tenaille. Sa main droite caresse la figure de proue représentant Fenrir le Loup, son emblème et sa main gauche se crispe sur la poignée de sa lourde épée. Il découvre cette terre sur laquelle ses hommes vont lancer l’assaut. Cette nuit, la lune leur est clémente ; d’abord cachée derrière les nuages elle leur a permis de s’approcher des côtes sans être vus et annoncés. Maintenant elle sort de derrière les nuées, leur dévoile leur futur champ de bataille, même si elle les dénonce. Il est bien trop tard pour que la riposte des défenseurs s’organise. Rolf observe la côte qui se dessine en noir ; sur la plage, les barques des pêcheurs sont remontées et amarrées au plus haut. Un chemin ponctué de flambeaux grimpe le long de la falaise jusqu’à un petit village incrusté à mi-course entre la mer et une grande bâtisse surmontée d’une croix. Tout semble trop facile dans cette expédition, pense Rolf. Le visage tendu d’une douleur intérieure, il a pour une fois des doutes. Les runes du Grand Maître Svein ont parlé d’une fin, d’une croix. Serait-ce celle-ci, celle qui surplombe ce village ? Il en a tant vues, malmenées, renversées et brûlées auparavant, alors pourquoi celle-ci l’inquiète-t-elle tant ? Rolf se morigène et veut dénier ces affres. Il aspire à mettre un terme à toutes ces tueries ; son unique ambition au crépuscule de sa vie est d’avoir une famille. Une femme et des enfants qui l’accueilleraient avec des cris de joie et de tendres caresses. Il aimerait s’établir sur un lopin de terre suffisamment grand pour apporter l’aisance aux siens, libres de toute allégeance. C’est pourquoi il attend beaucoup de cette prochaine alliance avec le Jarl Ragnar Lodbrock. Elle devrait lui rapporter le nécessaire pour acheter ses droits sur les langskips qui l’accompagnent et pour pouvoir ainsi débuter une nouvelle vie.
Entendant les cloches du beffroi sonner, Rolf murmure à son jeune frère Hallstein venu le rejoindre pour prendre les ordres :
- Ils auront le temps de se cacher dans l’Abbaye. Notre renommée nous précède, ils devraient refuser le combat et sauver ainsi leur vie. Hallstein, mon frère, contentons-nous ce soir, d’accoster pour nous approvisionner en denrées fraîches et surtout en eau potable. Effrayons-les mais n’attaquons pas l’Abbaye ! Rejoignons au plus vite les troupes de Ragnar et apportons-lui notre aide pour que cette campagne soit un succès militaire. Nous trouverons ainsi la richesse !
- Je n’ai aucune richesse à sauver si ce n’est ma pauvre vie, ces quelques simples et baumes que j’ai préparés gémit Brunehaut en glissant dans sa besace ces derniers.
Elle passe son sac autour de son cou et le ceinture autour de sa taille pour qu’il ne la gêne pas dans sa fuite. Elle sort prestement de la masure que lui prête Oldaric l’apothicaire qui la forme en médecine, potions et onguents pour soigner les gens de Lers. La jeune femme se précipite sur le chemin montant à l’Abbaye, rentrant dans le flot de ceux qui se sauvent. Bousculée, emportée par la foule elle se retrouve sur la pente raide bordant la falaise qui surplombe la plage de galets. Celle-ci est envahie par une bande tempétueuse de guerriers, vomie par les trois drakkars échoués. Ces hommes lourdement armés, casqués et vêtus de peaux de bêtes poussent des hurlements à faire dresser les cheveux sur la tête. Marquant la cadence pour l’assaut, Ils frappent de leurs armes leurs boucliers ronds de bois et d’acier. A cette criaillerie soldatesque s’ajoutent les braillements de peur de ses compatriotes devenus hystériques. Dans tout cette cohue Brunehaut voit quelques hommes se regrouper autour d’Anthèlme qui leur ordonne :
- Venez avec moi au bord du précipice et balançons ces rochers sur la grève et le chemin pour retarder les envahisseurs. Mort à ces pourceaux de Normands ! Mort aux mécréants ! Dieu avec nous !
- Thor fils d’Odin ! Pauvres imbéciles, vous ferez mieux de vous sauver plutôt que de tenter de nous arrêter ! Thor arme nos bras ; ces inconscients se croient bénis de leur Dieu et prétendent nous repousser avec ces quelques pierres ! Fuyez ! Pauvres bougres ! Allez-vous cacher, maintenant que vous avez réveillé la colère des miens. Ces pierres qui nous blessent ne nous arrêteront pas ! Demain, après notre départ, les vôtres qui ont fui vous retrouveront refroidis et vous coucheront sous elles ! Hommes du Skager-rak ! Frappez ! Fendez ! Envoyez-moi tout ce ramassis de cafards en Helheim.
- L’enfer est sur nous ! Ces pierres ne les arrêteront pas, il me faut fuir, se lamente Brunehaut. Elle s’élance dans une course effrénée vers ce refuge, peut être illusoire qu’est l’Abbaye.
Dans sa course chaotique son souffle s’affole, sa peau s’échauffe, une sueur froide coule entre ses omoplates et la croix d’argent qu’elle porte à son cou frappe sa poitrine au même tempo que son cœur. Dans sa précipitation, elle chancelle plusieurs fois, se blesse les genoux. Elle a omis de se chausser et ses pieds saignent sur les arêtes saillantes des cailloux.
- Gaël ! Où est Gaël ! Avez-vous vu Gaël ? demande -t-elle aux personnes qui l’entourent.
Pas de réponse, tous ne pensent qu’à courir vers l’Abbaye, espérant que celle-ci les recevra et les protègera contre ces sauvages.
- Il faut que je retourne au village pour m’assurer que quelqu’un s’est chargé de lui et qu’il est en lieu sûr.
Aller en contre sens de la marée humaine n’est pas aisé ; on l’injurie, on la frappe parce qu’elle les retarde dans leur échappée ; on lui assène des coups, on la fait trébucher et on la piétine. Mais rien ne l’arrête dans sa progression vers la cahute de Gaël l’infirme, Gaël le guérisseur. Meurtrie physiquement et mentalement Brunehaut parvient enfin à la masure de celui-ci. Elle le découvre allongé sur sa paillasse attendant fataliste son destin. La peur donne des ailes mais la colère et la haine aussi ! Ces émotions grondent en elle, s’exacerbent mutuellement et décuplent ses forces. Elle trouve dans le jardin un tombereau, le rentre dans la maisonnée et bascule le corps contrefait aux deux jambes inertes dans celui-ci malgré les supplications de l’infirme.
- Laisse-moi là Brunehaut, tu ne pourras pas me sauver…
- Silence Gaël ! Il n’en est pas question, nous allons nous en sortir tous les deux !
Elle saisit les deux brancards et pousse l’engin sur le chemin, espérant trouver la force en elle pour gravir la pente qui mène à leur salut. Très rapidement, elle doit s’arrêter tant elle a le souffle court, les pieds en sang et les bras douloureux par le poids de la charge. Son corps est souffrance et sa tête est tourment.
- Vous êtes mon tourment, soyez maudits ! En défiant et caillassant mes guerriers vous avez embrassé leur colère et leur haine. Ils déferlent mugissant comme les vagues de l’océan sur vos maisons. Ils ne feront aucun quartier mettant à feu et à sang votre village. Le sang appelle le sang. Et toi, pauvre maraud que fais-tu là à me menacer avec ta ridicule fourche. Pousse-toi de là… Non ? Alors prends ça hurle Rolf en assénant un coup brutal de son bouclier au paysan qui lui barre la route. Soyez maudits ! Lâchez vos armes, pliez les genoux devant nous, vos vainqueurs. Implorez notre clémence, pauvres fous ! Lâchez vos armes et rendez-vous, moi Rolf fils de Sköll, le Loup Guerrier, je serai peut-être magnanime.
Dans le village quelques paysans armés de fourches, de faux et de rares coutelas tentent de résister à la ruée dévastatrice qui enflamme leurs demeures après les avoir pillées ; mais ils tombent sous leurs coups vengeurs. Ceux qui se sont cachés sont délogés et traînés sur la place pour être pourfendus de leurs haches ou de leurs épées sanguinolentes. A la lueur rougeoyante des flammes, Rolf voit les chemins de terre s’abreuver de tout ce sang qui se déverse. Des cris de peur, de douleur, des râles d’agonie, des supplications de grâce s’élèvent parmi les hurlements féroces de ceux qui ne veulent pas pardonner l’offense.
- Soyez tous maudits, je ne voulais qu’un peu d’eau et de denrées fraîches… Il a fallu que vous jouiez aux héros. Par Odin ! Pour Frigg ! Hommes de Sager-Rak, arrêtez ce massacre, faites des prisonniers… Ânes bâtés, baissez vos armes, courbez la tête devant moi et je leur demanderais clémence pour vous ! clame Rolf. Il ne reste plus rien de Lers !
- Il ne reste plus rien de Lers, gémit Brunehaut en regardant derrière elle le carnage que subit son village.
Dans les lueurs rougeoyantes de cet enfer, le village enfiévré par les brasiers criminels, les flots du sang des morts, les râles des blessés, les rugissements des combattants et les heurts des armes grondent, tonnent et s’élèvent vers la lune, spectatrice au sourire figé. Sous sa clarté blafarde et froide Brunehaut regarde découragée la sente gémissante des sanglots des derniers rescapés qui fuient le massacre ; ils arrivent aux portes de l’Abbaye. Pour elle, l’asile tant rêvé lui apparaît inaccessible, elle lui tourne le dos et se dirige résolument vers le petit bois en contrebas sombre à souhait pour cacher leur échappée.
- Abandonne-moi Brunehaut et sauve-toi, tu peux atteindre l’Abbaye sans moi… supplie Gaël
- Jamais ! Jamais je ne te laisserai. Je ne m’avoue pas vaincue. Je suis Brunehaut la fille bâtarde du Seigneur Aldabert d’Aldon. Je suis Brunehaut comme cette grande reine d’Austrasie. Je dois relever la tête, avancer et vivre. Tu dois vivre Gaël ! Nous allons nous cacher dans le Bois du Leu. Il nous reste quelques « perches du roi » à parcourir pour être à couvert.
Brunehaut se frotte les mains pour tenter d’atténuer les sensations de brûlures, elle redresse son menton et ses épaules endolories. Elle se saisit avec hargne des deux brancards du tumberiaus et le pousse comme une forcenée vers cette possible cache salvatrice. Elle tombe et lâche maintes fois les poignées glissantes de sueur. Elle hurle silencieusement sa douleur, sa haine et ses peurs. Elle pleure les yeux secs d’horreur sur ses malheurs. Ses genoux et ses pieds meurtris, ses mains ensanglantées par les échardes et les ampoules crevées, rien ne l’arrête elle continue d’avancer. Derrière elle la fureur assassine s’estompe. Elle pense qu’ils sont sauvés, elle respire plus librement.
La sapinière réconfortante l’accueille enfin, ce presque silence aux odeurs du village torturé qui s’effilochent l’apaise.
- Les odeurs de ce village torturé m’insupportent ! Ma vie n’a été qu’un champ de batailles avec ses cris, ses pleurs, ses douleurs et ses odeurs de mort. Pour survivre j’ai dû tuer. Je ne veux plus vivre avec ce sang sur mes mains, entendre la musique des armes, voir ce spectacle de désolation. Je ne veux plus revivre cette souffrance quand la lame a tranché ma jambe. Je veux vivre en paix ! Je veux rencontrer une femme qui me bercerait de sa voix aimante, qui enchanterait mes sens de sa présence, de son odeur et de ses caresses. Cette femme qui me donnerait le plus beau des trésors : un fils. Une famille… Avant mon voyage au Walhalla. Par Odin ! Que vois-je là-bas ?
A la sortie du village, il aperçoit une femme qui se sauve en direction d’un petit bois en poussant une brouette. Sa progression est lente, elle semble pousser quelque chose de lourd. Serait-ce les biens des villageois qu’elle veut cacher dans la futaie ? Il doit la rattraper et vérifier cela. Pas question d’être floué par cette fugitive. Rolf demande à son frère Hallstein de prendre le commandement des troupes, de calmer les hommes, puis il se lance à la poursuite de la fuyarde martelant le sol caillouteux de sa jambe de bois.
Sur le sol caillouteux un martellement alerte Brunehaut qui s’arrête de progresser pour écouter et comprendre ce bruit. Elle imagine le déplacement rapide d’un individu, fait de claquements lourds, amortis, un peu traînants, accompagnés de battements plus secs qui frappent la pierre ; elle entend aussi des frottements de vêtements et d’armes sur les branches basses des sapins. Son cœur s’affole, sa gorge s’assèche. Dans sa tête endolorie elle ne ressent plus ses élancements et ses vindictes, seules ses craintes règnent en reines. Elle n’ose ralentir, regarder au-dessus-de son épaule, les bruits semblent se rapprocher. Elle veut accélérer mais ses jambes refusent cet effort.
Il faut se cacher rapidement pense-t-elle. Je sais ce qu’il peut nous arriver si l’un de ces hommes des mers du Nord nous trouve. La mort ! Ils viennent, débarquent, ils tuent, volent et violent. Pour nous les femmes à la peau blanche c’est l’esclavage d’assuré après l’outrage.
- Gaël, nous serons sauvés si nous pouvons arriver à la Gorge du Leu ; nous profiterions des ténèbres, du terrain accidenté et des nombreuses caches qui s’y trouvent chuchote-t-elle.
- Ces ténèbres, ce terrain accidenté et ma patte folle ne me facilitent pas la chasse, mais il me semble la rattraper. Pourquoi n’abandonne-t-elle pas son tombereau pour se sauver plus aisément ? C’est une idiote ! Par Frigg ! C’est bien une femme, elle est là tout près, j’entends son halètement. Arrête femme, tu ne m’échapperas pas ! Arrête-toi, par Odin… Je ne te ferais aucun mal.
Rolf tend ses mains vers ce corps qu’il devine plus qu’il ne voit, le saisit par les épaules. La créature se débat et se dérobe, mais pas longtemps. Ses doigts puissants l’empoignent de nouveau, ils s’agrippent à une longue chevelure qu’il tire à lui. Dans un hurlement de douleur la femme s’arrête, se tourne le visage vers lui. Rolf suspend ses gestes et découvre à la pâle lueur de la Dame blanche la jeune femme.
Quelle étrange beauté ! Physiquement, elle n’a aucun point commun avec ses compatriotes féminines, elle n’est que douceur et innocence, semble-t-il. La femme profite de cette hésitation pour reprendre sa course éperdue. La longue chevelure libérée, de la couleur des corbeaux d’Odin, brille sous les rais de la lune. Soyeuse comme la caresse d’une amante elle vole au vent et frôle le visage de Rolf mettant son sang et sa raison en émoi. Le ronflement de sa chute de reins qui s’agite exaspère les sens du guerrier soudain en quête de plaisir charnel. Il reprend sa poursuite et pour l’arrêter lui assène un violent coup entre ses deux omoplates.
Le violent coup la fait chuter au sol, face contre terre, elle se retourne prestement, préfère affronter son ennemi.
- Je suis Brunehaut, fille d’Aldabert d’Aldon… Je refuse ma peur… Maudit, sois-tu… hurle-t-elle.
- Maudit, je suis…
Rolf perd toute retenue et s’affale sur le corps de la jeune femme avec un cri de victoire. Son esprit échauffé imagine une suite heureuse. Le Grand Maître Svein n’a pas menti. Il y a bien une croix… Cette croix d’argent sur sa poitrine… Sera-t-elle ma femme, la mère de mes enfants ? Les runes du Grand Maître Svein ont dit vrai ? Tout prendra-t-il fin ici avec cette femme ?
Est-elle ma destinée ?
Serait-ce mon destin, je n’en veux pas. Tu es Rolf, le Loup guerrier ! Rolf à la jambe de bois ! Ta renommée de boucher t’a précédé ! Je suis là, renversée sur le dos dans l’herbe, désespérée et horrifiée. Je suis à la merci de cet homme venu des mers lointaines.
Brunehaut s’arme de la dague qu’elle avait cachée contre sa cuisse, lève le bras et frappe l’homme dans le dos en poussant un cri strident décuplé par la terreur qui l’habite.
Elle se dégage du corps de l’individu. Elle entend ses râles de douleur, voit ses yeux s’entrouvrirent et une larme s’en échapper, pour rouler rejoindre la barbe fournie qui habille ses joues. Dans les rais de la lune, la jeune femme découvre plantée entre les omoplates du guerrier la garde de sa dague.
- Par tous les Dieux… La croix… Murmure Rolf en apercevant l’ombre de la dague plantée dans son dos qui se réfléchit sur le sol.